Le dirigeant de l'entreprise Transport Routier Aladdin (TRA), rencontre plusieurs difficultés relatives à la gestion de ses relations avec le personnel. Il sollicite un avis sur quatre situations distinctes, en particulier sur la régularité des licenciements (I), la qualification d'un accident du travail (II), la validité des élections professionnelles (III), ainsi que la répartition des frais d'une expertise commandée par le CSE central (IV).
I – Les licenciements envisagés sont-ils justifiés ?
A – Existence d'une cause réelle et sérieuse
Selon l'article L1232-1 du Code du travail, tout licenciement pour motif personnel doit être fondé sur une cause réelle et sérieuse. Par ailleurs, la jurisprudence considère que des faits survenus en dehors du lieu de travail peuvent justifier un licenciement s'ils ont un lien avec l'entreprise et affectent son fonctionnement (Cass. soc., 8 juil. 2020, n°18-18.317).
Application au cas d’espèce : En l’espèce, une altercation entre deux salariés s'est produite sur le trottoir en face de l'entreprise, en présence de clients. Bien qu’elle soit survenue à l'extérieur, la proximité immédiate des locaux et la présence de clients établissent un lien direct avec l'entreprise.
Solution : Par conséquent, ces faits sont susceptibles de constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement.
B – Gravité des fautes respectives
1 – Concernant M. Lefranc
Selon une jurisprudence constante, les propos humiliants et répétés à connotation raciste tenus par un salarié à l'encontre d'un autre sont constitutifs d'une faute grave rendant impossible le maintien dans l'entreprise (Cass. soc. 5-12-2018 n° 17-14.594 F-D)
Application au cas d’espèce : M. Lefranc aurait tenu des propos racistes à l'encontre de M. Saadri.
Solution : Les propos tenus par M. Lefranc constituent une faute grave rendant impossible son maintien dans l'entreprise.
2 – Concernant M. Saadri
Par un arrêt du 20 octobre 2021, la Cour de Cassation illustre la transposition du « principe de l’excuse de provocation » en droit du travail où elle souligne « « Ayant constaté que l’ensemble des faits reprochés à la salariée et commis à l’égard d’un collègue de travail s’étaient produits en réaction à l’agression subite et violente dont elle avait été victime de la part de ce dernier, dans un contexte professionnel de tension psychologique et de fréquentes altercations, la cour d’appel a pu retenir que ces faits ne caractérisaient pas une faute grave et, dans l’exercice des pouvoirs qu’elle tient de l’article L. 1235-1 du code du travail, a décidé qu’ils ne pouvaient être une cause réelle et sérieuse de licenciement » (Cass. soc., 20 oct. 2021, n°20-10.613).
Application au cas d’espèce : M. Saaadri a eu une réaction violente suite aux propos tenus par son collègue
Solution : La réaction de M. Saadri, bien que répréhensible, peut être appréciée au regard de la provocation subie. Une sanction disciplinaire est justifiée, mais le licenciement pour faute grave pourrait être jugé disproportionné.
I bis – Admissibilité de l'enregistrement vidéo comme preuve
A – Régularité du dispositif de vidéosurveillance
Selon l'article L1222-4 du Code du travail, aucun dispositif de surveillance ne peut être mis en place sans information préalable des salariés. L'article L2312-38 impose la consultation du comité social et économique (CSE) en cas d'introduction de nouvelles technologies affectant les conditions de travail. De plus, la CNIL indique la consultation de l’employeur auprès des représentants du personnels dans le cadre de l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance.
Application au cas d’espèce : L'employeur n'a pas informé les salariés ni consulté le CSE concernant l'installation de la caméra.
Conséquence : Par conséquent, le dispositif de vidéosurveillance est irrégulier.
B – Recevabilité de la preuve obtenue de manière irrégulière
La Cour de cassation admet que des preuves obtenues de manière irrégulière peuvent être recevables si elles sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi (Cour de cassation, chambre civile, 5 avril 2012 n°11-14.177 ; Cass. soc., 9 nov. 2016, n°15-10.203 ; Cass. soc., 8 mars. 2023, n°21-17.2023).
Application au cas d’espèce : L'enregistrement par vidéosurveillance est le seul moyen pour l'employeur de prouver les faits reprochés. Par ailleurs, l'atteinte à la vie privée est limitée, l'altercation ayant eu lieu dans un espace public.
Solution : Par conséquent, il est probable que le juge admette l'enregistrement comme preuve, malgré l'irrégularité du dispositif.
Conclusion : Pour M. Lefranc : Le licenciement pour faute grave est justifié en raison des propos racistes tenus. Pour M. Saadri : Une sanction disciplinaire est appropriée, mais le licenciement pour faute grave pourrait être contesté en raison de la provocation.Concernant l'enregistrement vidéo : Bien que le dispositif soit irrégulier, la preuve obtenue pourrait être jugée recevable par le juge en raison de sa nécessité et de sa proportionnalité.
II – Qualification de l'accident du travail
1. La qualification d’accident de travail
Selon l'article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale, est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée.
Application au cas d’espèce : M. Saadri a été blessé lors d'une altercation avec un collègue survenue devant les locaux de l'entreprise, pendant son temps de travail. Bien que l'altercation ne soit pas directement liée à l'exécution d'une tâche professionnelle, elle est survenue à l'occasion du travail, ce qui suffit pour caractériser un accident du travail.
Solution : Au vu des éléments, M. Saadri peut légitimement revendiquer la reconnaissance de son accident comme accident du travail.
2. La faute inexcusable de l'employeur
La faute inexcusable de l'employeur est caractérisée lorsque celui-ci avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
Conditions à remplir :
- Existence d'un accident du travail : Comme établi précédemment, l'altercation subie par M. Saadri peut être qualifiée d'accident du travail.
- Conscience du danger par l'employeur : Si M. Saadri avait signalé à son employeur les propos racistes répétés de son collègue, l'employeur aurait dû avoir conscience du climat délétère et du risque d'escalade.
- Manquement à l'obligation de sécurité : L'employeur, si informé de la situation, aurait dû prendre des mesures pour prévenir les risques, telles que des actions disciplinaires, des médiations ou des formations sur la diversité et le respect au travail.
Toutefois, il est à préciser qu’il n’est pas indiqué si M. Saadri a effectivement alerté l’employeur de faits antérieurs, ou si ces propos racistes sont évoqués pour la première fois après coup.
Cela signifie que l’existence de la faute inexcusable dépendra de ce que le salarié parvient à démontrer devant le juge :
- Si M. Saadri peut prouver qu’il a été victime à plusieurs reprises d’insultes ou comportements racistes et que l’employeur en était informé ou aurait dû l’être, alors l’obligation de sécurité a clairement été violée.
- En revanche, s’il n’y a aucun élément permettant d’établir la connaissance du risque, la faute inexcusable ne pourra pas être retenue
Solution : Si l'employeur avait connaissance des tensions et n'a pas agi en conséquence, la qualification de faute inexcusable pourrait être retenue.
III – Les irrégularités affectant les élections professionnelles justifient-elles leur annulation ?
A – La communication de la liste des votants à Marseille
Le scrutin doit respecter le secret du vote (C. trav., art. L. 2314-26 et principes généraux du droit électoral). Par ailleurs, la liste des électeurs ayant voté, sans indication du sens du vote, peut être tenue à disposition du prestataire technique ou de la commission électorale, mais pas des employeurs ni des organisations syndicales une fois le scrutin terminé (CE, 16 mai 2011, n° 332313).
Application au cas d’espèce : Même si la liste transmise ne contenait pas les votes exprimés, sa communication par l’employeur à un syndicat rompt l’équilibre électoral et peut être perçue comme une tentative d’influence ou une atteinte au secret du vote.
Solution : Cette irrégularité peut justifier l’annulation si elle a pu influer sur la sincérité du scrutin.
B – L’absence de vote blanc possible à Lille
Le vote blanc n’est pas pris en compte dans le calcul des suffrages exprimés, mais doit pouvoir être émis librement dans le cadre du vote électronique. Si la configuration technique empêche volontairement ce vote, il y a atteinte à la liberté de vote (Cass. soc., 15 juin 2022, n°20-21.992).
Application au cas d’espèce : Ici, un salarié n’a pas pu voter blanc sur son poste informatique. Si cette impossibilité résulte d’un dysfonctionnement isolé, cela ne suffit pas à vicier l’ensemble du scrutin. En revanche, si cela concerne plusieurs électeurs, la régularité pourrait être mise en cause.
Solution : Sauf démonstration d’un caractère massif ou intentionnel, cette irrégularité ne justifie pas à elle seule l’annulation.
C – La prolongation du vote à Bordeaux
Le scrutin électronique peut être prolongé en cas d’incident technique afin de garantir la participation. Toutefois, cette modification doit être équitablement appliquée, portée à la connaissance de tous les électeurs, et validée par le prestataire de vote.
Application au cas d’espèce : La prolongation de 2h est justifiée par des problèmes techniques, ce qui est recevable si les règles du protocole électoral ou du règlement de vote le prévoient.
Solution : Sauf inégalité d’accès entre les électeurs, aucune irrégularité substantielle ne semble démontrée ici.
Conclusion : L’employeur n’a pas à recommencer l’ensemble des scrutins. Seul le scrutin de Marseille risque d’annulation si les juges considèrent que la communication de la liste des votants a porté atteinte à la sincérité du vote.
IV – L’expertise décidée par le CSE central doit-elle être financée par l’employeur ou par le CSE ?
A – La règle de répartition des frais d’expertise
Selon l’article L. 2315-80 du Code du travail, le CSE central doit financer certaines expertises sur son budget de fonctionnement, sauf exceptions.
Mais en matière de consultation annuelle sur la politique sociale de l’entreprise, l’employeur doit en principe assumer les frais (C. trav., art. L. 2315-91).
Application au cas d’espèce : L’expertise a été décidée par les élus du CSE central dans le cadre de la consultation annuelle sur la politique sociale. La consultation porte sur une thématique obligatoire, prévue à l’article L. 2312-26, donc l’expertise doit être financée par l’employeur. L’invocation de L. 2315-81 est mal fondée.
Solution : L’action judiciaire engagée par l’employeur a peu de chances d’aboutir. L’expertise a été décidée dans le cadre d’une consultation obligatoire → elle est à sa charge