Une volonté clairement affichée de restreindre le pouvoir d’interprétation des juges ?
Il est nécessaire de débuter notre développement par rappeler le fait que ce genre d’opposition a déjà été observé par le passé. Ce qui est toutefois interpelant ici réside dans le fait que c’est bien la première fois que différents représentants de gouvernement aient décidé d’interroger l’interprétation de la Cour de manière publique et, d’une certaine manière, frontale. Il faut comprendre la genèse de cette lettre ouverte qui trouve racine dans des objections inhérentes aux juges mais aussi à la thématique de l’immigration. Selon cette théorie, les juges interviendraient à l’effet de restreindre les capacités des gouvernements à édicter des règles, tandis que l’immigration revêtirait la nature d’une menace à l’encontre de la démocratie d’une part, et de la sécurité des Etats d’autre part.
Il s’agit donc d’une vive critique publique contre ce qui est appelé « le gouvernement des juges ». La Cour européenne des droits de l’homme ayant une envergure européenne, elle interviendrait par ses décisions dans le dessein de limiter la souveraineté des Etats membres et sa mission n’aurait finalement pour autre conséquence que celle de défendre les minorités et/ou des étrangers (criminels ou non) en faisant fi des différents intérêts du reste de la population desdits Etats et de leurs gouvernants. Il est utile de rappeler ici que les droits que la Convention protège doivent être appliqués à tout un chacun sans possibilité de discrimination. Cela signifie que l’ensemble des Etats membres doivent respecter ces droits sans opérer de distinction au regard, notamment, de la nationalité des individus visés.
L’interprétation des textes issus de la Convention par les juges : une critique valable ?
Concernant cette question, il est opportun de noter que le pouvoir d’interprétation des textes par les juges peut (et doit ?) être critiqué. Ce pouvoir est exercé à l’occasion d’un cas d’espèce que la juridiction doit connaitre et en fonction duquel elle rend une décision. L’on imagine donc aisément que dans le cadre d’une affaire qui condamne un Etat, les représentants de ce dernier puissent critiquer la décision ainsi rendue en arguant de la perte de souveraineté dans ce cadre. Toutefois critique de ce pouvoir d’interprétation et reconsidérer entièrement ce pouvoir sont deux choses bel et bien distinctes, d’autant plus que cette reconsidération bouscule avec force le principe de prééminence du droit. N’oublions pas, d’ailleurs, que ce principe, qui équivaut en vérité à l’Etat de droit, est inscrit directement le corps de la CEDH. Il constitue l’illustration de la démocratie : or la démocratie ne saurait se cantonner à la simple élection des représentants du peuple mais doit s’étendre également à la limitation de leurs pouvoirs, concernant les droits ainsi que les libertés fondamentales reconnus à tout individu. Ce contrôle revient in fine au juge.
Ces constations étant opérées, il est nécessaire de relever, à la lecture des dispositions de la Convention et de son préambule, que l’ensemble des Etats membres ont, de manière souveraine, expressément attribué à la Cour (et à ses juges) la compétence pour « toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles qui lui seront soumis », au sens de l’article 32 CEDH. De surcroit, bien que chaque Etat est le garant du respect des droits et des libertés qui sont garantis par la CEDH ainsi que ses protocoles, et même s’il est vrai qu’ils bénéficient d’une marge d’appréciation, il n’en demeure pas moins qu’il revient à la Cour de les contrôler (cf. en ce sens, Protocole n°15, 24/06/2013).
Par ailleurs, critiquer la Cour sur sa présupposée volonté de réduire la souveraineté des Etats concernant, plus spécifiquement, la question de l’immigration n’apparait pas acceptable en ce sens où les juges recherchent constamment cet équilibre nécessaire, primordial entre d’une part cette souveraineté, et d’autre part la préservation, la sauvegarde des droits et des libertés reconnus à tout un chacun. A cet égard, la CEDH assure aux Etats membres une marge de manière très importante, à tel point également que certains reculs dans certaines de ses décisions ont pu être observés.
Il apparait par conséquent regrettable que cette lettre ouverte ait été rendue publique car elle semble méconnaitre, d’une certaine façon, la jurisprudence globale de la Cour européenne des droits de l’homme, concernant l’épineuse question de l’immigration, sujette à bien des fantasmes de part et d’autre du spectre politique national et européen.
Celle-ci ne répète-t-elle pas que « sans préjudice des engagements découlant [des] traités », les Etats disposent du droit de « contrôler l’entrée et le séjour des [étrangers] sur leur sol » ? et qu’aucune disposition conventionnelle ne « garantit le droit pour un étranger d’entrer ou résider dans un pays particulier » ? Ces questions nous amènent à conclure sur le fait que ce sont bien, en fonction d’un cas d’espèce bien déterminé, que les mesures de l’Etat membre concerné peuvent être considérées comme méconnaissant le contenu de la Convention quant aux droits et libertés garantis.
Références
https://www.lemonde.fr/international/article/2025/06/12/les-dessous-de-l-offensive-de-neuf-pays-europeens-contre-la-cedh_6612493_3210.html
https://blog.juspoliticum.com/2025/06/03/un-nouvel-acte-dans-le-conflit-sur-les-valeurs-europeennes-analyse-de-la-lettre-ouverte-adressee-a-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme-par-des-chefs-de-gouvernement-europeens-par-anna/
https://www.rtbf.be/article/la-lettre-de-bart-de-wever-sur-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme-opposer-securite-et-droits-fondamentaux-c-est-un-faux-dilemme-11553972