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Commentaire d'arrêt exemple - L'arrêt Laffitte (Conseil d'Etat, ORD, 1 mai 1822)

« Tempus regit actum », disaient les prosateurs cicéroniens du Latium aux marches celtiques de l'Antiquité romaine ; la France de ce début du XIXe siècle n'échappe pas à la règle. Monument d'histoire du droit, l'arrêt Lafitte rendu par le Conseil d'État le 1er mai 1822 figure parmi les classiques des grands arrêts de la jurisprudence française. Cette décision du juge administratif est essentielle pour comprendre l'histoire des conceptions de la juridiction administrative et du droit qui lui est associé.

L'arrêt Laffite

Credit Photo : Unsplash Macu ic

Plus généralement, c'est la conception structurelle de l'État de droit en fonction du contexte politique circonstancié de l'époque - l'Empire prenait fin sept ans plus tôt et le régime en place était alors le régime monarchique de Louis XVIII - qui est soulignée. L'arrêt Lafitte rend effectivement compte de la mentalité du juge administratif de l'époque. En l'espèce, la partie requérante, la maison Lafitte, arguait de son bon droit de recouvrer le remboursement de ses rentes dressées pendant l'Empire à la faveur d'une personnalité impériale, Marie-Pauline Bonaparte. Par l'intermédiaire du gouvernement au nom de la continuité du devoir de rétribution et de remboursement, le requérant sollicitait le remboursement de ses rentes de la part de ce dernier. Or le gouvernement de la Restauration, refusant de cautionner les actions du gouvernement impérial, conduit mécaniquement à élever le conflit jusqu'au Conseil d'État. Par suite, le Conseil d'État affirme qu'il est incompétent au regard des décisions prises par motivation politique. C'est la naissance de la théorie du mobile politique, en vertu duquel « la décision appartient exclusivement au gouvernement ».

Dès lors, le problème de droit peut se formuler ainsi : quels fondements le juge administratif du début du XIXe siècle peut-il invoquer pour justifier de son incompétence face à des actes de gouvernement qualifiés de « haute politique » ?

Les motifs fondant la décision rendue par le Conseil d'État seront étudiés dans un premier temps (I), ce qui précède l'analyse des enjeux et des implications de son incompétence en vertu de la consécration jurisprudentielle de la théorie du mobile politique (II).

 

I – Les fondements de la décision du Conseil d'État justifiant la reconnaissance de son incompétence

A) Le déplacement de la motivation de l'examen des conditions de forme et de fond à l'admissibilité

L'arrêt Lafitte a cela d'original qu'il expose non les conditions de forme (éventuel vice de forme ou vice de procédure) ni de fond (motif recevable et intérêt à agir du requérant), mais l'admissibilité de la requête auprès de la juridiction administrative. Cette admissibilité est considérée en fonction de la nature de la motivation de la décision faisant grief. En l'espèce, l'admissibilité est par conséquent considérée en fonction de la nature « politique » de la décision attaquée par la partie requérante. C'est à l'aune de cette incompatibilité éventuelle qu'est ainsi reconnue ou non l'admissibilité de la requête auprès du Conseil d'État.

À ce titre, la convocation de l'article 4 de la loi du 12 janvier 1816 est significative. Elle convoque directement des éléments de nature politique dans l'interprétation normative du juge administratif. L'article 4 précise en effet que « les ascendants et descendants de Napoléon Bonaparte, ses oncles et ses tantes, ses neveux et nièces, ses frères, leurs femmes et leurs descendants, ses soeurs et leurs maris sont exclus du royaume à perpétuité (...). Ils ne peuvent y jouir d'aucun droit civil, y posséder aucuns biens, titres, pensions à eux accordés à titre gratuit (…) ». Or le Conseil d'État a décidé de retenir et de transposer dans la décision jurisprudentielle l'esprit de la loi, qui est un esprit fondamentalement politique et qui motive substantiellement l'existence même de l'article 4 de la loi du 12 janvier 1816. La théorie de l'admissibilité de la requête en fonction de la nature politique ou non auprès du Conseil d'État tient donc du maintien littéral aux dispositions de la loi et du refus de l'écartement de son esprit.

 

B) L'appréciation abrogative dans le refus du report des engagements et obligations

À ce premier refus s'en conjugue un autre. Le Conseil d'État ne conteste pas la recevabilité des motifs pécuniaires qui fondent la requête de la maison Lafitte. Cependant, dans le cadre de la distinction entre les notions administratives de retrait et d'abrogation, le juge administratif opte pour une appréciation abrogative des engagements et obligations des précédents gouvernements. La différence entre le retrait et l'abrogation tient principalement au fait que le retrait comprend un effet rétroactif, de dédommagement des éventuels préjudices subis pendant la période au cours de laquelle l'acte était en vigueur. L'abrogation n'a pas d'effet rétroactif et annule, purement et simplement, à l'avenir, les effets de l'acte concerné.

Aussi, les « rentes perpétuelles » créditées « au nom de la maison de banque J. Lafitte et compagnie » à « la dame Marie-Pauline, princesse X. », ne constituent-elles des obligations non pas de manière rétroactive pour le gouvernement présent, mais seulement abrogatives. En vertu du caractère abrogatif retenu, le remboursement des rentes perpétuelles qu'il échoit à la maison Lafitte, le gouvernement de la Restauration n'a donc pas à dédommager la maison Lafitte des pertes et dommages qu'elle aurait encourus à traiter avec un précédent gouvernement. Ce qui, assurément, n'est pas sans trouver contestation auprès des justiciables concernés, mais également du point de vue du droit en lui-même et de son interprétation jurisprudentielle.


II – Les enjeux et les implications de l'élévation de la théorie du mobile politique par le Conseil d'État

A) La rupture du principe de continuité des actes de gouvernement

Cet arrêt n'est évidemment pas sans soulever de grandes interrogations. Premièrement, au vu des termes mobilisés, le juge administratif n'a pas pu considérer l'unité que représente le principe d'un gouvernement en lui-même. En effet, ne convoque-t-il pas les expressions de « dette publique » et de « gouvernement français » qui sont tout à fait transversales et irréductibles à un régime particulier ? Ainsi le Conseil d'État mentionne-t-il : « Vu un acte passé, le 9 juillet 1816, (…) le montant des arrérages dus par le gouvernement français à la princesse X pour raison desdites inscriptions (…) » et « vu les extraits certifiés conformes de trois inscriptions, au grand livre de la dette publique (…) ». Cette première contradiction se heurte à d'autres fictions juridiques que cette décision bouleverse, dont deux : le détachement de la notion de « régime » du « gouvernement » et la légitimité de la permanence du dû du débiteur par rapport à son créancier.

L'arrêt ne semble pas, en effet, distinguer le régime du gouvernement. Or le régime, circonstancié à une situation politique particulière, historique, économique et sociale, est proprement détachable du gouvernement. Le gouvernement est doté d'une personnalité juridique et sa responsabilité peut être engagée ou, du moins, questionnée. Ce n'est pas le cas d'un régime qui caractérise idéologiquement un gouvernement : lorsque le gouvernement se déleste de ses habits (le régime), il demeure le gouvernement. C'est pourquoi l'expression « gouvernement français » est plus juste, en ce sens. Mais ce n'est pas la seule distinction que feint d'ignorer le Conseil d'État : il récuse la possibilité de retenir la légitimité de la permanence du lien qui unit créditeur et débiteur au fondement de sa décision. Or, engager cette légitimité, c'est également déconstruire, avec tout le péril encouru, le fondement du droit fiscal et, plus largement, de la réciprocité contractuelle qui existe entre deux ou plusieurs parties.

 
B) La subordination et la minoration de la juridiction administrative au profit de l'exécutif

Le Conseil d'État ne considère donc pas que « la réclamation du sieur B. » tienne ni du droit de l'administration ni du droit des finances (puisqu'il n'observe pas la pertinence radicale du strict rapport créditeur-débiteur qui puisse exister entre la maison Lafitte et la princesse Marie-Pauline). Ce faisant, il se subordonne à l'exercice du pouvoir exécutif dont il ne peut se faire le contempteur d'une aucune manière qui soit ; il prive le justiciable de la possibilité du recours contentieux.

L'incompétence du Conseil d'État ouvre la voie à une irresponsabilité du gouvernement en matière politique, au motif que la juridiction administrative n'est donc pas compétente. Cette théorie du mobile politique fait jurisprudence pendant près d'un demi-siècle jusqu'à sa remise en cause par un autre grand arrêt du Conseil d'État, l'arrêt Prince Napoléon de 1875.

 

Sources :

Revue générale du droit, « Conseil d'Etat, ORD, 1 mai 1822, Lafitte, requête numéro 5363, Rec. 1821-1825, p. 202. https://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/decisions/conseil-detat-ord-1-mai-1822-laffitte-requete-numero-5363-rec-1821-1825-p-202/

Conseil d'Etat, « 19 février 1875, Prince Napoléon » : https://www.conseil-etat.fr/ressources/decisions-contentieuses/les-grandes-decisions-du-conseil-d-etat/conseil-d-etat-19-fevrier-1875-prince-napoleon

Fallait pas faire du droit, « Actes de gouvernement : l'abandon de la théorie du mobile politique » : https://fallaitpasfairedudroit.fr/images/files/Droit administratif/6 - Inlfexions/Actes_de_Gouvernement_Mobile_politique_-_CE_-19021875_-_Prince_Napoleon.pdf

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